Vera Mutafchieva
Academician , PhD in History, researcher, author and journalist

 
 

L'image du «Turc» dans la prose bulgare des XIXe et XXe siècles: Thème et variations sur un mythe identitaire balkanique
Marie Vrinat-Nikolovq

Ce que je fais est indubitablement une remythologisation. Je tente d’expliquer l’histoire de la société et son avenir, l’avenir de l’homme, par son passé le plus reculé, où se cache la vérité qui l’a poussé de l’avant… Le mythe n’est pas la vie passée au crible de la pensée, il est le vécu exprimé en images.

Borislav Pekič, La Toison d’or


«Très souvent, l’écrivain entreprend de démythologiser l’histoire, tandis que l’historien contribue non seulement à conserver les mythes, mais aussi à les créer.(…) Si vous me permettez de parler de moi-même, depuis toujours, ce qui m’a semblé dépourvu d’intérêt, c’est tout thème qui est à l’unisson avec les mythes déjà bien installés. Je ne suis tentée que par ceux qui viennent dénouer un mythe, qui le remplacent par une logique plausible.»

Vèra Moutaftchiéva, écrivaine et historienne bulgare


«Par la colère de Dieu, il a été permis aux ennemis de se déchaîner contre les pieux et grande était l’audace des impies contre les chrétiens. Ô infamie ! Un grand nombre se sont précipités vers la foi indigne de Mahomet : qui par peur, qui adouci par des faveurs ou vaincu par des tentations matérielles, d’autres enfin se sont joints aux ennemis, leurrés dans leur grande sottise, par des lettres et la ruse.»[1]

C’est en ces termes que Josaphat de Vidine pleure la chute de Tarnovo, capitale du IIe Royaume bulgare, tombée en 1393 aux mains des Ottomans ;  trois ans plus tard, c’est le tour de Vidine, indépendante jusqu’à cette date : les territoires bulgares,  affaiblis par les luttes intestines qui ont conduit à la dislocation du royaume, font désormais partie de l’immense empire multiculturel et multilinguistique, la Bulgarie est rayée de la carte des Etats politiques jusqu’en 1878. Le manque de sources fiables en Bulgarie sur la période qui suit l’invasion et surtout la transmission vive et douloureuse, tant dans la littérature que dans le folklore, de la mémoire des temps troublés (guerres russo-turques, anarchie intérieure de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle, «kardjaliisko vrèmé») dont l’historiographie devait plus tard faire la marque caractéristique de toute la période ottomane, ont permis d’accréditer la thèse – maintenant très nuancée – de la «catastrophe nationale».

A l’heure actuelle, l’accès, bien qu’encore limité, aux registres et autres archives turcs, permet d’introduire des nuances importantes dans ce tableau très noir, ces stéréotypes et clichés qui participent d’une mythologie nationale, et de distinguer plus nettement des périodes différenciées dans  les cinq siècles qu’ont duré l’occupation ottomane en Bulgarie. Les historiens procèdent à une révision de l’historiographie dominante, marquée par le nationalisme, tant au début du siècle que (et surtout !) à l’époque communiste, et des mythes tenaces qu’elle avait créés, en particulier de celui de l’islamisation massive et forcée des chrétiens. On sait que, dans l’empire, chrétiens et Juifs, «gens du Livre», avaient un statut particulier, celui de dhimma, qui supposait, certes, de lourdes obligations fiscales, un rang inférieur dans la société, des discriminations, mais aussi des droits, une protection, ainsi qu’une relative tolérance religieuse et culturelle.

Dans le cadre de cet exposé, ce n’est pas tant la vérité historique qui nous intéressera, bien entendu, que la représentation de l’Ottoman (c’est-à-dire du «Turc», comme il est massivement nommé dans la littérature bulgare) qui nous est donnée par les écrivains, car, comme le souligne justement Nikolaï Aretov, «du point de vue de la mythologie nationale et de la conscience collective, ce qui est importe ce n’est pas de savoir si un événement s’est passé mais si l’on y croit. On croit aux histoires d’islamisation forcée, ce qui fait leur actualité. Mais un autre problème est important, or on peut difficilement y répondre : depuis quand commence-t-on à y croire , depuis quand commencent-elles à dominer la conscience nationale?» [2]

Partant de l’image négative léguée par le passé, depuis l’Histoire slavo-bulgare écrite en 1762 par Païssii de Khilendar et Vie et tribulations du pécheur Sophroni, de Sophroni de Vratsa (1805-1812 ?), je suivrai la continuité de cette représentation et des topos qu’elle engendre dans la prose bulgare de l’après-libération jusqu’au milieu du XXe siècle, ainsi que ses variantes, en tentant de comprendre ce qui peut motiver, dans les différents contextes politiques et sociaux, leur apparition : elle semble très liée aux avatars aussi bien de la politique intérieure et de la manière dont est vécu l’après-période ottomane, que de la politique du gouvernement bulgare à l’égard de ses ressortissants musulmans (les Pomaks) ou d’origine turque, enfin des relations de la Bulgarie avec l’URSS et la Turquie.

 L’image des Turcs léguée par le passé


En 1762, dans son Histoire slavo-bulgare que les historiens et critiques littéraires s’accordent à reconnaître comme fondatrice du Réveil national, Païssii de Hilendar veut éveiller une conscience identitaire chez ses contemporains qu’il exhorte à ne pas renier leur bulgaritude malgré la double domination : politique et sociale exercée par les Ottomans, culturelle et religieuse par le haut clergé grec et les «Phanariotes». Généralement, c’est à cet ouvrage que l’on attribue la «paternité» de l’image négative des Turcs, présentés comme des tyrans cruels, pilleurs, voleurs, irrespectueux de la foi chrétienne : «Mais par la volonté de Dieu, les Turcs vainquirent  et prirent alors Tarnovgrad, et ils s’emparèrent de toute la Bulgarie qu’ils assujettirent. Depuis lors et jusqu’à nos jours, ils oppriment et maintiennent toute la terre bulgare en esclavage. Les Turcs se sont emparés du royaume et des territoires bulgares en 1370. (…) A cette époque, les gens étaient malheureux et affligés sous le pouvoir turc. Ils choisissaient les églises qui étaient belles et les transformaient en mosquées ; c’est ainsi qu’ils enlevaient aux chrétiens des églises et monastères, de même que les grandes maisons, champs, vignes,  tous les endroits qu’ils voulaient, ils les prenaient. Ils tuaient les chrétiens les plus en vue, les notables, et s’emparaient de leurs biens. (…) La seconde génération s’est habituée, peu à peu, à vivre avec les Turcs. D’ailleurs, au début, les Turcs étaient cruels et pillaient tout. Mais lorsqu’ils se consolidèrent dans le royaume de Constantinople, ils apprirent beaucoup au contact de l’ordre et du droit chrétiens et au bout d’un certain temps, ils cessèrent un peu leurs pratiques, ils eurent honte de piller illégalement les biens des chrétiens. Mais à présent, les désespérés, de nouveau, n’ont plus aucun droit, il n’y a plus de justice pour eux. (…) En premier lieu, les Turcs tuèrent beaucoup de Bulgares dans les villes à cause de leur foi en Dieu, mais par bêtise et insouciance, les gens n’ont pas pris soin de décrire leurs souffrances et c’est ainsi que leurs tourments et leurs noms sont passé peu à peu, de génération en génération, dans l’oubli.»

C’est également la représentation que donne Sophroni de Vratsa dans Vie et tribulations du pécheur Sophroni, à la différence que, dans ce cas précis, il s’agit d’un récit qui se veut autobiographique, les faits étant présentés comme un vécu personnel. Ces deux textes sont considérés comme fondateurs de l’image négative de l’Ottoman dans la littérature bulgare pour les siècles à venir, jusqu’à maintenant.

Dans son article sur «Les Turcs dans les lettres bulgares, XV-XVIIIe siècles» [3]  l’historienne Rossitsa Gradéva, auteure de nombreuses études sur l’histoire de l’empire ottoman, analyse cette image des Turcs dans les œuvres littéraires, sermons, Vies de saints et de martyrs, apocryphes et histoires de la Bulgarie écrits jusqu’au XVIIIe siècle. Son objectif déclaré est de «dévoiler les racines historiques d’attitudes et de préjugés qui existent encore maintenant.» Elle s’appuie également sur des documents officiels émanant du tribunal de la Sharia et sur des fetvas des différents  Cheikh ül Islam, gardiens de la foi chez les Ottomans. L’examen de ces matériaux chrétiens et musulmans montre qu’aussi bien pour les autorités ottomanes que pour la raya chrétienne, la distinction établie ne réside pas dans des critères d’ethnie, de «nationalité» (catégorie absente des mentalités dans les Balkans jusqu’au début du XIXe siècle), mais de religion, d’où l’assimilation musulman/turc, chrétien orthodoxe/bulgare ; des Bulgares qui se convertissent à l’Islam on dit qu’ils se sont «turcisés», quant aux catholiques bulgares, ils sont considérés par les orthodoxes comme «autres», et non «siens». Le terme rare d’ottoman s’emploierait, d’après les observations de l’auteure, plutôt pour les classes dirigeantes et religieuses de l’empire considéré dans sa multiculturalité et multiethnicité.

Très tôt, dans la littérature et le folklore bulgares, apparaît la notion de fléau divin : Dieu aurait envoyé les Turcs pour punir les chrétiens incapables de surmonter leurs péchés et leurs luttes intestines. Très tôt aussi, l’Eglise orthodoxe, qui avait persécuté nombre d’hérétiques (notamment bogomiles), tout comme l’Eglise catholique en Bosnie, doit réagir devant la menace que représentent pour elle les conversions volontaires à l’Islam, de la part des bogomiles mais aussi, semble-t-il, de l’aristocratie médiévale bulgare. On en trouve plusieurs témoignages : ainsi, dans le Panagyrique de Philotée de Josaphat  de Vidine, écrit en 1395 à l’occasion du transfert des reliques de cette sainte, et cité plus haut ; dans la Vie du «Nouveau» Georges de Sofia, écrite par le pope Péio au XVIe siècle, où l’on voit Georges tenté par les «sales popes musulmans» qui l’incitent à abjurer sa foi par tous les moyens, notamment la ruse, en lui promettant un beau et riche mariage, des cadeaux, une feinte amitié, l’ascension sociale. Même tableau dans la Vie du «Nouveau» Nicolas écrite au XVIe siècle également par Matéï le Grammairien. Remarquons au passage que les nombreuses vies de ces nouveaux saints et martyrs, qui ont souvent le même nom que des saints reconnus, écrites entre le XVIe et le XVIIIe siècles, reprennent les structures et motifs du martyre des premiers chrétiens pour montrer les souffrances et tentations auxquelles ces nouveaux «martyrs» ont résisté, en refusant de se convertir à l’Islam comme ils y étaient invités par la ruse ou contraints par la force[4] . Ces œuvres viennent souvent en réaction contre les conversions volontaires apparemment nombreuses.


Ainsi, dès les XIV et XVe siècles, on trouve les épithètes les plus variés pour désigner les Ottomans : barbares, impies, infidèles, païens, diables, fils d’Agar, fils d'Ismaël, etc., épithètes qui, ont le voit, renvoient à l’autre religion. Il semblerait que ce soit chez Païssiï de Khilendar que soit exprimée pour la première fois l'idée du «joug turc », expression hautement émotionnelle qui n'est d'ailleurs toujours pas totalement sortie du vocabulaire historique et littéraire en Bulgarie, malgré les recommandations officielles d’un précédent ministre de l'Education nationale (1997-99), Vesséline Métodiev, qui préconisait l'emploi de «domination ottomane». Bref, dans la conscience nationale bulgare, le Turc est un maître despotique et cruel, qui détruit, pille et viole, il cristallise, à partir du XIXe siècle les aspirations à la souveraineté culturelle, religieuse et nationale, ainsi que l'idéologie qui en découle.

Il me semble opportun de citer ici la conclusion de Rossitsa Gradéva, car elle laisse entrevoir les lignes directrices que l’on retrouvera dans la prose de l’après-Libération : «Au XVIIIe siècle, et surtout vers sa fin, des hommes de Lettres tels que Païssiï synthétisent l’image de l’étranger/de celui qui est d’une autre religion, en le chargeant de traits qu’il porte encore aujourd’hui dans la littérature bulgare et dans la majeure partie des études historiques. En même temps, bien qu’au niveau le plus bas, celui du quotidien, on voit naître des relations d’entraide, de bon voisinage, voire d’amitié, qui, cependant, peuvent être facilement oubliées, même pulvérisées à la moindre secousse, or elles sont fréquentes dans cette région, sous l’influence de barrières édifiées durant des siècles par les autorités religieuses tant musulmanes que chrétiennes[5].»

De fait, dans la prose des XIXe et XXe siècle, on retrouvera la superposition, la coexistence de ces deux lignes à la fois complémentaires et un peu contradictoires : d’une part l’image des Turcs comme masse indistincte qui opprime sauvagement et celle du Turc comme individu, un peu naïf et doué de qualités humaines, telles que compassion et bonté.
 
Entre le souverain prosélyte et cruel et «l’homme de la rue» compatissant et bon : avatars de l’Ottoman  à partir de 1878

Après la Libération de la Bulgarie, à l’issue de la guerre russo-turque, une œuvre ayant pour thème l’occupation ottomane est forcément un roman ou une nouvelle historiques traitant d’un passé plus ou moins récent ou lointain. Ils sont plusieurs à sortir à partir de 1884, et la veine n’est toujours pas tarie, comme en témoigne la récente trilogie écrite par l’écrivaine arménienne et bulgare Sevda Sévan (Rodosto, Rodosto ; Quelque part dans les Balkans ; Deir ez Zor  parus respectivement en 1982, 87 et 93).

Le sort des Turcs demeurés en Bulgarie après 1878, les vicissitudes et contradictions de la politique des différents gouvernements bulgares à l’égard des Pomaks et des Turcs sont l’objet de nombreuses études récentes[6] . Elles mettent en avant la relative tolérance dominante, malgré quelques moments de tension et de changement des noms des Pomaks et des Turcs, notamment en 1942, jusqu’aux années 60 du siècle dernier. Dans la littérature, cette période se caractérise par une relative diversité des points de vue : certes, les stéréotypes hérités du passé demeurent et ont la vie dure, cependant l’image donnée des Turcs n’est pas, dans l’ensemble, manichéenne, elle peut être nuancée, voire très positive.

Je distinguerais volontiers trois grandes lignes qui se dessinent dès les années 1884-89 : la ligne épique, d’abord romantique avec ce que l’on considère comme étant le premier roman bulgare en général, Sous le Joug, de l’écrivain mythique («Patriarche des Lettres bulgares»), Ivan Vazov (1889) ; la ligne «réconciliatrice» dans le droit fil des récits du même Vazov, «Grand-père Nestor» (1888) et «Un Combattant» (1901) ; enfin la ligne de la chronique, véritable ou fictive, à la suite des Notes sur les insurrections bulgares, œuvre «mythique» elle aussi, écrite par Zakhari Stoyanov entre 1884 et 1889.


Un peu à part, car ne participant d’aucune de ces trois lignes,  se trouve Gantcho Kosserkata, de Tsani Guintchev (1890), œuvre à l’intrigue très mince, au déroulement long et à la narration assez mal maîtrisée ; il s’agit plutôt de juxtaposition de tableaux successifs qui décrivent le mode de vie des Turcs tel que se le représentent les Bulgares, à une époque tendue, juste après le temps troublé des Kardjalis et peu avant la guerre russo-turque de 1829. Le souvenirs des atrocités commises alors se perpétue de génération en génération. Ce qui frappe, c’est l’omniprésence du thème des jeunes filles chrétiennes enlevées et «turcisées», que ce soit par la femme du bey qui les enferme dans le harem, ou par n’importe quel Turc ayant jeté son dévolu sur elles. La liste de ces «kadın» est longue (ce motif est dans le droit fil du «mythe de la famille malheureuse» bien représenté dans la littérature bulgare depuis la parution en 1860 de la première nouvelle bulgare qui porte justement le titre de «Une famille malheureuse» [7] ).  Les Turcs de Gantcho Kosserkata sont présentés comme étant en fait tous des descendants de l’aristocratie bulgare convertie par intérêt à l’Islam, et donc turcisée, pour sauver son argent ou sa peau. Pour certains par la force (même si, dans le livre, l’un des personnages turcs, Hadar Aga, se prononce contre l’islamisation forcée, par peur, il est vrai, que les chrétiens ne se vengent) .  C’est par cette origine bulgare que sont expliquées la beauté et la noblesse des traits de la jeune Hanku, fille du bey, mais aussi la cruauté particulière de ces personnages devenus plus turcs que les Turcs eux-mêmes. On retrouve les mêmes stéréotypes que dans la plupart des œuvres de la même époque : cruauté, arbitraire, ruse , paresse, luxure, lascivité, fanatisme et prosélytisme (théorie de la guerre sainte contre les chrétiens), comparaisons avec le serpent. Mais il faut ajouter que les Juifs (fourbes) et les Tsiganes (menteurs, voleurs et méchants) ne sont pas épargnés, comme en témoigne la réplique suivante : «Ces maudits Turcs sont encore plus méchants que les youpins».  Parallèlement, il est intéressant de constater la présence du niveau quotidien évoqué par Rossitsa Gradéva, qui permet des amitiés et des liens de bon voisinage («komchoulouk») : c’est ainsi que l’on fait appel à un guérisseur turc pour sauver et guérir un Bulgare pourtant blessé par ses compatriotes.

La ligne épique, de loin la plus productive, est représentée par des œuvres volumineuses (souvent des trilogies, voire des tétralogies), avec une narration à la troisième personne, une focalisation zéro qui, dans la majeure partie de ces ouvrages, adopte le point de vue des personnages bulgares. Les Turcs ne sont donc évoqués ou décrits qu’à travers le regard des héros bulgares, en tant que personnages extérieurs avec lesquels ces derniers entrent en contact le plus souvent forcé et non voulu. De ce point de vue,  Le Prix de l’or, de Guèntcho Stoev (1968), est une exception intéressante : si, au début, la narration est menée à travers le point de vue des Bulgares qui vivent la destruction de leur village et la mise à mort de ses habitants, très vite le relais est assuré par un Turc, Ismaïl Aga, héros principal, qui tente de sauver les rescapés d’une famille bulgare avec laquelle il entretenait des liens sinon d’amitié, en tout cas de respect mutuel. Autre point commun entre toutes ces œuvres : le choix de périodes de crises – insurrection d’avril 1876, qui fut cruellement réprimée, guerres russo-turques, période de troubles et d’anarchie que l’on appelle «époque des Kardjalis», etc.

Le point de départ en est donc Sous le Joug, fresque romantique au titre éloquent de la vie des Bulgares avant et pendant l'insurrection d'avril 1876, écrite lorsque Vazov était en exil sous le régime policier de Stéphane Stambolov, d'où un pathos exacerbé dans l’évocation de la patrie asservie, une idéalisation des idéaux révolutionnaires et de l’héroïsme des Bulgares. Mis à part les personnages du bey et du cadi, qui font preuve d'un certain sens de la justice et de la mesure à l'égard de leurs «administrés» chrétiens, et manifestent même du respect à l'égard de notables tels que le «tchorbadji» Marko, l'image dominante est peu nuancée : l'Ottoman fait preuve de cruauté gratuite (surtout les zaptiés, ou «policiers»), ce sont des êtres malfaisants, des débauchés toujours prêts à violer les jeunes chrétiennes, avides d’or et d’argent, ils sont facilement corruptibles, ce sont des ennemis qu’il faut tuer le plus possible. Les comparaisons les plus fréquentes les assimilent à des monstres sanguinaires, des fauves, des bêtes, des païens, des tyrans. En contrepoint, les Bulgares sont, dans l'ensemble, vifs, intelligents, innocents et purs, nobles et héroïques. Ce qui n'empêche pas que certains «tchorbadjis», ou notables chrétiens, soient le plus souvent des collaborateurs zélés, prêts à dénoncer les leurs, Marko étant une heureuse exception à ce véritable stéréotype de la littérature bulgare. Physiquement, l'Ottoman se caractérise par le turban (employé souvent avec une valeur de synecdoque), le pantalon bouffant, un revolver ou/et un couteau porté à la ceinture dans un fourreau de cuir, sans compter le funeste yatagan prompt à décapiter les chrétiens et, bien sûr, le tchibouk. La scène finale, romantique, montre la mort du héros abattu par les Turcs, alors qu’il avait pris le risque de donner rendez-vous à sa bien aimée tués elle aussi, au lieu de fuir au plus vite les autorités; la mort par amour des amants, ce sera aussi un motif repris quelques décennies plus tard par Yordan Yovkov.

Dans les années 1925-1935, trois œuvres paraissent sur le thème de l’occupation ottomane : les Légendes du Balkan, recueil de récits écrits par Yordan Yovkov (1927), Moisson, trilogie écrite par Konstantine Petkanov (1930-33), ainsi que la nouvelle «Mehmet Sinap» de Lioudmil Stoyanov (1936) ; ce qu’elles ont en commun, outre le caractère épique, c’est la nuance apportée à l’image des Turcs. Certes, aussi bien sous la plume de Petkanov que de Stoyanov on retrouve les stéréotypes déjà rencontrés au siècle précédent : les Turcs sont des païens, des fauves, des paresseux habitués à tout recevoir du ciel, des parasites qui vivent et mangent sur le dos des chrétiens, des hommes lubriques qui enlèvent les chrétiennes, mais le tableau se nuance dans deux sens : d’une part, pour des motifs personnels (vengeance, amour contrarié), un Bulgare peut toujours se trouver dans la position du méchant traître qui dénonce les siens aux autorités turques ; d’autre part, l’Ottoman peut se montrer naïf, sensible à la flatterie et à l’humilité du chrétien, compatissant et humain.

Dans la trilogie de Petkanov, qui suit la montée en puissance du sentiment national des Bulgares après un long moment d’asservissement docile, et dresse un tableau idéalisé de la famille patriarcale et de ses mœurs, ce qui ressort nettement (et qui est hérité de l’Histoire slavo-bulgare de Païssiï), c’est que l’ennemi le plus dangereux n’est pas le Turc mais le Grec ; nombreux sont les passages et répliques en ce sens : «Les Bulgares doivent veiller sur leur nationalité comme sur la prunelle de leurs yeux, même au prix du gibet!» Ceux qui sont visés sont les Grecs, véritable menace pour l’identité culturelle des Bulgares, à une époque où l’enseignement était dispensé en grec et où il n’y avait pas encore d’écoles bulgares (jusqu’à la première moitié du XIXe siècle). On lit aussi : «Les Turcs ne sont pas très méchants», ou «Les Turcs sont stricts, mais ils ne sont pas fourbes comme les Grecs», «En outre, tu es un noble Turc, et non un Grec hargneux.»

Toujours dans cette trilogie, de même que dans les Légendes du Balkan, de Yovkov, l’image du haïdouk, bandit des grands chemins qui a souvent pris le maquis après avoir eu des problèmes avec les autorités turques  qu’il combat est très idéalisée (et différente de celle qu’en donnera, en 1964, Vèra Moutaftchiéva dans sa Chronique des temps troublés). Le personnage sans doute le plus célèbre des récits de Yovkov est Chibil, haïdouk qui vit de pillage et qui trouvera la mort à cause de son amour pour la belle chrétienne Rada, fille du chef du village, un Bulgare qui va se révéler fourbe. Ce qui est intéressant, c’est qu’en dehors du cadre épique et romantique, du caractère héroïque et généreux de Chibil, on ne sait trop rien de sa nationalité : lorsqu’il descend de la montagne et va voir sa mère pour la dernière fois, celle-ci l’appelle «Moustapha» ; est-il turc ? Tsigane ? Pomak ? On ne le sait pas, en tout cas il est musulman, or c’est, avec Rada et le bey, le personnage le plus positif du récit, le père de la jeune fille étant chargé des traits négatifs.

Il en va de même avec le Pomak Mehmet Sinap, dans le récit éponyme, qui pille les riches Turcs et leurs silos pour nourrir les pauvres paysans affamés, et sort des stéréotypes traditionnels (dans sa Chronique des temps troublés, Vèra Moutaftchiéva en donne une tout autre image). Dans cette nouvelle, l’opposition n’est pas tant ethnique ou religieuse que sociale : paysans musulmans (Pomaks ou Turcs) et chrétiens, c’est-à-dire la raya entière, sont tout autant la proie de la famine, de la sécheresse chronique et de la pauvreté. Le tableau de la solidarité, de la tolérance et de l’entente entre Bulgares et Turcs, chrétiens et musulmans, est poussé à un point rare et contraste fortement avec les stéréotypes habituels (que l’on retrouve cependant dans cette nouvelle lorsqu’il s’agit d’évoquer les fonctionnaires de l’administration locale repus, dodus, paresseux et rapaces) : «En ces temps lointains, il s’est produit plus d’une fois qu’une Bulgare se marie à un Pomak et le mari la laissait se signer et croire en la Vierge Marie, il ne la forçait pas à porter un voile ou un foulard. Ils étaient tolérants, les habitants de Tchetch, ils s’entendaient bien et se protégeaient ensemble contre les fléaux.» Ces fléaux, outre la famine évoquée, ce sont surtout les bandes de Kardjalis qui pillent et mettent la campagne à feu et à sang.

Enfin, plus récemment, trois autres œuvres continuent cette veine épique qui glorifie l'éveil national des Bulgares asservis par les Ottomans et leurs luttes pour obtenir l'indépendance religieuse puis nationale : la tétralogie de Dimitar Talev (du moins les deux premiers volumes, Le Chandelier de fer et Les cloches de Prespa, parus respectivement en 1952 et 1954), Le prix de l'or de Guèntcho Stoev (1968) et la trilogie de l'écrivaine arménienne et bulgare, Sevda Sévan (les deux premiers tomes, Rodosto, Rodosto, 1982, et Quelque part dans les Balkans, 1987, évoquent de manière indirecte les relations entre Bulgares et Ottomans).

La tétralogie de Talev, saga familiale suivie sur trois générations, épopée romantique des Bulgares de Macédoine qui combattent contre l'occupant ottoman pour leur libération, reprend les stéréotypes classiques pour présenter les Turcs (les Grecs, surtout le haut clergé, n’étant d’ailleurs pas épargnés). Ce sont des maîtres despotiques aux décisions arbitraires qui asservissent les chrétiens, des débauchés, paresseux, vénaux, cliché synthétisé dans cette remarque amère : «Il était impossible de contredire un Turc, de discuter avec lui, de l’interroger, de lui poser des questions : le Turc était un maître absolu, et lui, le paysan chrétien, un ghiaour méprisé, un esclave silencieux qui devait lui obéir en tout. Il en était ainsi depuis des temps immémoriaux (…)». Mais l'accent est mis sur le portrait des Bulgares eux-mêmes et sur la progression de l'idée identitaire.

Ce qui est nouveau, dans Le Prix de l’or de Guèntcho Stoev, et mérite d’être relevé, c’est que pour la première fois, me semble-t-il, la focalisation zéro est employée pour faire d’un Turc l’un des héros principaux et pénétrer dans sa conscience. Dans cette œuvre, après un préambule qui pose le «décor» de l’intrigue, évoque l’islamisation forcée de cette région de Rhodopes et reprend les stéréotypes du Turc comme parasite et débauché, du Pomak comme bras droit des Turcs, «plus turc que les Turcs» eux-mêmes, la narration change et se focalise sur l’image d’Ismaïl Aga. Ce bon Turc, ami (dost) de la famille Hadjivranev, va s’employer en vain à sauver, au nom de cette ancienne amitié, la grand-mère et la petite fille de cette famille, rescapées de la destruction de leur village par des Turcs et des Pomaks, en répression à un soulèvement chrétien. Doué d’une moralité élevée (sens de l’amitié, abnégation, générosité, amour paternel plus fort que tout), il s’apercevra que ce qu’il prenait pour de l’amitié de la part des Hadjivranev n’était que docilité inspirée par la peur, et, tout au long de l’action, il se heurtera à la méfiance, l’incompréhension et à l’hostilité des Bulgares. Dans un passage, l’instituteur bulgare inspirateur de la rébellion s’interroge sur les motifs de l’islamisation dans les Rhodopes ; c’est un passage intéressant car il nuance la thèse de la violence et suggère que plus que la peur, l’attrait des privilèges et des exemptions fiscales ont dû jouer un rôle important. Or, on le verra, ce sujet est toujours extrêmement sensible à l’heure actuelle dans la conscience nationale bulgare.

Dans sa trilogie, saga d’une famille arménienne de Rodosto, dans l’empire ottoman déclinant, depuis la fin du XIXe siècle jusqu’au génocide des Arméniens de 1915, Sevda Sevan reprend l’opposition entre le «Turc ordinaire», voisin avec lequel on entretient en temps de paix des relations de bon voisinage,  de solidarité et d’entraide, les autorités locales tiraillées entre le respect à l’égard des notables chrétiens source de profits non négligeables et les ordres venus d’en haut qu’il faut faire respecter, les soldats, la police et le pouvoir présentés comme des monstres capables d’une cruauté aveugle (le point culminant étant les guerres balkaniques et le génocide des Arméniens). Les dialogues entre Arméniens, Grecs, Juifs, Musulmans et Bulgares permettent l’exposition de points de vue différents sur les mêmes événements. En ce qui concerne les cinq siècles de domination ottomane en Bulgarie, ils sont évoqués dans un raccourci saisissant par l’absence de nuances : «Les cinq siècles durant lesquels le peuple bulgare a dû subir le fouet, l’impôt du sang, le viol des femmes, l’islamisation forcée devant le billot ?  Ces siècles qui freinèrent la Renaissance bulgare et reléguèrent le pays à la traîne du progrès européen, où toute tentative de rébellion, de revendication des droits de l’homme était réprimée par le feu et le yatagan?»

Ce que j'appelle ligne «réconciliatrice» est un ensemble de courts récits qui, contrastant avec les œuvres précédentes, nous donnent une image du bon Turc et un tableau somme toute plutôt positif, en tout cas emprunt de nostalgie de la période ottomane. Les premiers de ces récits, «Grand-père Nestor» (1888) et «Un combattant» (1901)  sont l’œuvre de… Ivan Vazov ! Un Ivan Vazov qui n’est pas encore ou qui n’est plus en exil et qui observe, amer et désabusé,  les travers de ses compatriotes dans la difficile édification de la démocratie (ce qui n’est pas sans évoquer les lendemains désenchantés de la chute du régime communiste un siècle plus tard…). Tous les traits négatifs dont étaient chargés les Turcs dans son roman-épopée Sous le Joug se retournent contre ses compatriotes, et le vieux Nestor, qui a tant attendu la Libération de son pays, se retrouve maintenant étranger dans son propre pays : «Sous les Turcs, ce n’était pas bon, c'est sûr, mais quand on tombait à genoux, quand on donnait un petit pot de vin, on trouvait pitié et pardon, même si on avait tué un homme. Non, non, il y avait de l’humanité chez les Turcs. Ils battaient mais ils pardonnaient aussi… C’était un peuple miséricordieux. Alors que nous sommes des fauves, Seigneur, pardonne-nous !» Dans «Un combattant», on a l’image d’un chef de la police turque généreux et humain qui aime tant ses administrés, chrétiens et musulmans, qu'il ferme les yeux sur les réunions secrètes des Bulgares fomentant des rebellions.

Même déception après la Libération dans plusieurs récits de Mikhalaki Guéorguiev (1893),  même nostalgie, même constat sur le caractère généreux, respectueux, philosophe et miséricordieux des Turcs avec, au bout du compte, l'idée insidieuse que, peut-être, l’époque ottomane n’était pas si mauvaise…

Plus près de nous, des auteurs tels que Yordan Yovkov, dans les années trente, Yordan Raditchkov (auteur de nombreux récits entre 1960 et 2000) ou Ivaïlo Petrov (seconde moitié du XXe siècle lui aussi) ont mis en scène des personnages bulgares mais aussi tsiganes et turcs, ces derniers, souvent assez pauvres, se caractérisant généralement par une certaine philosophie, la générosité, le goût du travail bien fait et la gentillesse (je pense, notamment, au personnage de Sali Yachar, dans «Le Chant des roues»).

Enfin, ce qui caractérise la ligne de la chronique, qui s’inscrit plus ou moins dans le sillage de la Vie et tribulations du pécheur Sophroni, c’est le souci d’une plus grande impartialité, ce qui donne des tableaux assez nuancés, où l’on trouve plusieurs images d’Ottomans, dès la Libération, avec Les Notes sur les Insurrections bulgares de Zakhari Stoyanov (1884-92).
La narration est menée à la première personne et l’on sait que ces notes sont largement autobiographiques. C’est un document littéraire précieux sur la préparation et le déroulement des insurrections qui ont précédé la libération de la Bulgarie, mais aussi sur le mode de vie des bergers bulgares, sur la manière dont s’est peu à peu créée une petite bourgeoisie artisanale mais aussi agricole, sur les relations entre Turcs, Tsiganes et Bulgares, sur les prisons turques puisqu’une grande partie de l’œuvre est le récit des tribulations du narrateur, arrêté pour ses actions clandestines mais particulièrement «coriace» malgré les tortures (coups, brûlure au fer rouge, etc.) et interrogatoires, et mené à pied de prison en prison. Le sujet pourrait suggérer une image des Turcs semblable à celle que donne Vazov dans Sous le Joug, or il n’en est rien. D’une part, on ne saurait compter dans cette œuvre le nombre de Bulgares traîtres qui dénoncent les révolutionnaires et qui traitent avec arrogance, mépris ou indifférence le narrateur prisonnier, de commerçants bulgares hypocrites et malhonnêtes, de tchorbadjis à la botte des autorités turques. De l’autre, l’image des Turcs est plurielle : à côté des stéréotypes familiers qui caractérisent généralement les Turcs comme autorité dominatrice et occupante (ce sont des débauchés qui ont facilement recours aux services des prostituées, des paresseux, des voleurs et des pilleurs, le gouvernement est presque systématiquement qualifié de tyrannique, d’oppresseur, de cruel, on retrouve les termes de «païens», «turbans» pour les désigner), l’accent est mis sur l’humanité du Turc en tant qu’individu, sur sa naïveté aussi, sa compassion si l’on sait se faire humble et si l’on parle sa langue. Combien de fois le narrateur reçoit-il de l’eau et des cigarettes, non pas de ses compatriotes, mais de Turcs, voire de ceux qui sont là pour lui arracher la vérité. On pourrait multiplier les exemples de ce genre (en revanche, le narrateur fait remarquer plus d’une fois l’ingratitude de Bulgares, après la Libération, à l’égard de fonctionnaires turcs particulièrement bienveillants avec les chrétiens).

Ce qui frappe également, c’est la maturité politique du narrateur qui dénonce toute tyrannie quelle qu’elle soit : ainsi, l’autocratie russe lui semble au moins aussi  insupportable que la domination ottomane : «Qu’avons-nous à faire de la Russie lorsqu’on y frappe tout autant qu’en Turquie ?» trouve-t-on dans une note de bas de page.  De ce point de vue, dans les statuts du Comité central révolutionnaire bulgare, exposés dans l’œuvre, une distinction est clairement établie entre le gouvernement turc qui asservit les populations balkaniques et le peuple turc, ami des Bulgares à l’instar de tous les autres peuples : «Nous ne nous insurgeons pas contre le peuple turc, mais contre le gouvernement turc et contre les Turcs qui le soutiennent et le défendent. Bref, nous considérons comme frères tous les peuples et nationalités qui sympathisent à notre noble et sainte cause, quelles que soient leur religion et leur nationalité.»

En 1964-65, Vèra Moutaftchiéva, historienne spécialiste de l'empire ottoman et écrivaine auteure de nombreux romans historiques, publie sa Chronique des temps troublés, consacrée à l’époque anarchique des Kardjalis et à la révolte d'Osman Pazvantoglou, qui défièrent l’autorité du Sultan Sélim III. Quelques années plus tard, elle soutenait une thèse de doctorat sur ce thème.

Même s'il paraît dans un contexte politique de préparation de l’assimilation par la violence des Pomaks obligés de changer leur nom, ce roman me semble bien s’inscrire dans le sillage des Notes de Zakhari Stoyanov par l'effort d’impartialité, autant que possible, et de pluralité des points de vue. La trame narrative suit le destin de trois personnalités, nées la même année, qui marquent cette époque et dont les vies se croisent et s’affrontent : le jeune paysan bulgare de Breznik qui se convertit à l’Islam dans l’espoir vain (car l’époque n’est plus aux janissaires dont le pouvoir se méfie) d’être enrôlé dans le corps des janissaires et d’échapper ainsi à la famine et à la pauvreté de la vie de la raya ; déçu, rejeté autant par les chrétiens que par les musulmans qui voient en lui un dionmé (apostat),  il prend le chemin du brigandage et deviendra peu à peu, sous le nom de Kara Feïzi, l’un des chefs les plus redoutés des bandes de Kardjalis. Osman Pazvantoglou, Turc ayant du sang bulgare dans les veines, qui tient tête aux armées du Sultan et finit par obtenir le titre de pacha de Vidine ; enfin, Sélim III en personne, jeune prince enfermé dans le harem avant de régner à la mort de son oncle Abdul Hamid I, pétri de culture française, des idées des Lumières, désireux de réformer son immense empire et son armée,  se heurtant ainsi à une résistance passive à tous les échelons du pouvoir. Contraint d'abdiquer par les janissaires, il sera assassiné sur l’ordre de Mustapha IV, son successeur.

Tout comme dans Le prix de l’Or, de Guèntcho Stoev, la focalisation zéro permet ici un changement de point de vue qui adopte tour à tour celui des personnages bulgares (par exemple le pope Stoïko, futur Sophroni de Vratsa), et turcs (Pazvantoglou, sa mère, Fatma Hatun, Sélim III, etc.). S'il est fait état d’islamisations forcées, l’accent est porté sur la conversion volontaire de Feïzi et suggère que son exemple ne fut pas unique. Un autre mythe est brisé : celui du brigand romantique, mi-bandit mi-révolutionnaire. Nulle aspiration de la sorte chez Feïzi, plutôt la recherche d’une issue à la pauvreté et à la famine et surtout le désir de se venger de l’affront subit lorsqu’il n’était considéré que comme un vile renégat digne de mépris, un être marginalisé. Au total, Vèra Moutaftchiéva dresse un portrait multiple des Turcs où stéréotypes anciens (tyrannie, paresse, cruauté, fanatisme) coexistent avec des images positives démythologisées.

 La littérature au service de l'idéologie et de la politique…

A la Libération de 1878, les Turcs demeurés en Bulgarie représentent 20% de la population ; c’est une «minorité ethnique» – selon le terme officiel – paisible, laborieuse, plutôt pauvre et peu instruite, qui fait plus d’une fois preuve de sa loyauté et prend part aux différentes guerres du XXe siècle dans l’armée bulgare. Dans les régions où la population est fortement mêlée on observe des relations de bon voisinage, d’amitié, de tolérance et de respect à l’égard des différentes pratiques et fêtes religieuses. Les Turcs disposent de leurs propres écoles, d’association sportives et culturelles et de leurs journaux, selon des modalités qui changent avec les époques et les régimes tant en Bulgarie qu’en Turquie (sujet intéressant mais qui dépasse le cadre de cette étude). Pour résumer, ce modèle fonctionne – malgré certains «dérapages contrôlés» – jusqu’aux années soixante, soixante-dix du siècle dernier.

La politique du gouvernement bulgare, sous le régime communiste (1944-1989) n’est pas unique, elle revêt même des aspects contradictoires, selon que le «grand frère soviétique» donne le ton à l’internationalisme ou au nationalisme et à un Etat homogène, sans minorités, selon que les Turcs de Bulgarie sont considérés comme des agents de propagande commodes auprès de la Turquie ou comme des fanatiques religieux qu’il faut mettre au pas, par exemple lorsqu’ils refusent d’entrer dans les coopératives nouvellement créées. On sait également que c’était une période où l’on traquait continuellement de nouveaux «ennemis».

C'est au début des années soixante que le régime commence à préparer l’opinion publique à un changement radical dans sa politique à l’égard des Bulgares musulmans et des Turcs : le Parti communiste bulgare décide de passer à une politique d'assimilation brutale et répressive, dont le but est l’unification totale de tous les citoyens, ce qui permet d’annoncer que la Bulgarie est un Etat uni-national à la population homogène. On veut donc démontrer que non seulement les Pomaks, mais aussi les Turcs de Bulgarie sont en réalité des Bulgares qui furent dans le passé islamisés de force, notamment des descendants des janissaires, ces enfants chrétiens arrachés à leurs parents, islamisés et enrôlés dans ce corps d’élite. Peu à peu, les écoles turques sont fermées, le nombre de journaux turcs se restreint et en 1964 est menée la première tentative pour changer de force le nom des Bulgares musulmans des Rhodopes.

Tentative infructueuse, car la résistance est grande[8] . Le point culminant de cette politique d’assimilation forcée est, d’une part, la campagne de changement des noms des Bulgares musulmans, en 1972-74, d’autre part, celle des Turcs, tristement connue sous le nom de «processus de régénération» en 1984-85, et qui devait faire de nombreuses victimes. Pour cette dernière,  la propagande a changé : à partir des différents services du Comité central du parti communiste, on diffuse auprès de la population  l’image des Turcs comme éléments étrangers susceptibles de revendiquer l’autonomie, une sorte de «cinquième colonne» potentiellement dangereuse pour le pays[9] .

Pour plus d’efficacité, on fait intervenir la littérature et le cinéma.

C’est dans ce contexte que l’on demande à l’écrivain Anton Dontchev d’écrire une œuvre sur les Pomaks des Rhodopes, ce sera Vrèmé razdelno («Le Temps de la rupture») [10] , paru en 1964, un roman au succès permanent, puisqu’en 2002, une man festation officielle était organisée sous l’égide du Président de la République bulgare, pour la seizième réédition de ce livre en Bulgarie.

Il relate l'islamisation «massive et forcée» des Bulgares d’une petite vallée des Rhodopes, qui vivait sous la houlette dure mais relativement humaine de Süleïman aga, avant que n’arrivent Karaibrahim et ses spahis, avec la ferme intention d'islamiser de force tous les villages. Il s'avérera, par la suite, que ce Karaibrahim est un janissaire d'origine bulgare, qui fut enlevé par les ottomans alors qu'il était enfant, comme tant d'autres petits chrétiens, pour faire partie de ces troupes d'élite du Sultan, et que sa famille (père, frère et sœur) fait partie des Bulgares qu'il va torturer sauvagement. Il se heurte à la résistance farouche de Manol, berger héroïque et viril, et des autres Bulgares de la vallée qui refusent de se soumettre à cette islamisation forcée durant les quelques semaines qui leur sont accordées et pendant lesquelles ils endurent les pires tortures, spectacles, humiliations, déchéances, et la mort, puisque chaque jour six personnes sont tuées : brûlées ou écorchées vives, empalées, jetées dans un gouffre, etc.

Jouant sur les ressorts de l’émotion, ce roman reprend les stéréotypes passés en les amplifiant (les Turcs sont présentés comme des païens, c’est-à-dire des anthropophages, des fanatiques cruels et sauvages, ils  forment un contraste saisissant avec les Bulgares héroïques et martyrs, prêts à «donner leur tête mais pas leur foi») ; elle est présentée de manière si manichéenne que l’on voit bien comment un mythe, grossi au point de devenir mystification, finit par perdre ses valeurs d'illustration et de symbole tant il est déformé et caricatural, du fait de plusieurs techniques mises en jeu : la technique du brouillage et celle du grossissement. Cette exacerbation du mythe n’avait d’ailleurs pas échappé, au moment de la parution du livre, à la critique de l’époque[11]

Cela n'empêche pas Le Temps de la rupture d’être un livre fétiche, qui entretient aujourd’hui encore un état d'esprit nationaliste au sein d’une large fraction de la population bulgare, livre dont il est très malvenu de mettre en doute les qualités littéraires[12]  et de reprocher le manichéisme. Il est intéressant de noter qu’aujourd’hui, son auteur se défend de l’avoir écrit sur commande… alors qu’il l’avoue lui-même dans une interview : «Le roman Le Temps de la rupture a été écrit sur commande. On m’a invité à écrire un roman sur ce thème, j’ai réfléchi un petit moment et j’ai accepté. (…) J’avais une tâche particulière à remplir, il fallait écrire un livre avec un contenu défini. (…) Mais lorsque j’ai commencé à étudier les sources historiques, ma décision de raconter sur le mode du récit légendaire s’est fortifié car il me dispensait de la nécessité de récréer l’atmosphère d’une vérité historique d’une grande exactitude : je n’avais pas les matériaux pour cela…[13] »  (la lecture du journal intime qu’il tient durant les 43 jours où il écrit ce livre donne d’ailleurs l’impression d’une lutte stakhanoviste avec le nombre de pages à écrire par jour[14] …

Pour pallier l’absence de véritables matériaux historiques, le roman de Dontchev s’appuie sur des chroniques relatant la violence de l’islamisation forcée dans les Rhodopes (notamment celle de Métodi Draguinov) dont il a été plusieurs fois prouvé que c’était des faux[15]  ; l’historiographie actuelle, aussi bien en Bulgarie qu’à l’étranger, s’appuyant sur les archives et registres consultables maintenant en Turquie, met en question la thèse de l’islamisation forcée et massive dans les Balkans[16] . Quant aux anthropologues, critiques littéraires et chercheurs en Sciences humaines bulgares, ils appellent tous à la démythologisation, entre autres de l’image des Turcs et de la période ottomane dans la littérature, la société et l’enseignement[17] . En ce sens, et malgré ses rééditions successives, Le Temps de la rupture semble bien appartenir à un passé révolu, à un régime où la littérature flirtait avec le pouvoir et son idéologie ; et surtout, dans le tableau que j’ai tenté de dresser sur l’image des Turcs à l’époque de la domination ottomane dans la littérature bulgare, c'est une œuvre marginale, la seule qui «s’avère être un roman mythologique dans le sens où elle exploite à fond un mythologuème, un mythologuème créé, non pas par notre pratique littéraire, mais par la science[18].» Rappelons, d'ailleurs, qu’il est contemporain de ceux de Vèra Moutaftchiéva et de Guèntcho Stoev à la tonalité bien différente.

Mentionnons au passage que les mythes créés par  le roman de Dontchev devaient être récupérés une seconde fois, manipulés, grossis encore une fois, soumis à la caricature par le film du même nom, Vrèmé razdelno, œuvre de commande (une fois de plus !) réalisée en 1987 par Lioudmil Staïkov, pour justifier auprès du grand public le processus de "régénération". Ce film est régulièrement diffusé à la télévision, il l’était encore au début de l’année 2003…


Conclusion

«Appris tout au long d’une instruction-éducation scolaire à orientation patriotique, chantés par les poètes, popularisés par les médias de masse et la marché du livre, portés à l’écran dans d’innombrables films documentaires et de fiction, les mythologuèmes de l’histoire nationale sont fortement ancrés dans les représentations collectives, voire dans «l'inconscient collectif[19]». Ce que constate ici Roumène Daskalov est confirmé par la pérennité des stéréotypes et mythologuèmes liés à la période ottomane dans la littérature bulgare de 1878 à la fin du XXe siècle. Signe que ce qui est vécu encore maintenant par le peuple bulgare comme une blessure historique et culturelle n’est pas encore tout à fait cicatrisé, en témoigne le rejet de tout ce qui est «oriental» (orientalski est un adjectif chargé d’une lourde connotation péjorative en bulgare qui possède un autre adjectif, iztotchen, neutre, pour désigner ce qui est «à l’est»), même si, par sa situation géographique, son histoire et ses origines à la fois slaves et proto-bulgares, la Bulgarie est en effet «à la lisière entre l'Orient et l'Occident». Le long et profond travail de démythologisation entrepris ces dernières années par les historiens, anthropologues et critiques littéraires, l’absence du «thème ottoman» dans la prose «post-moderniste» de la jeune génération laisse augurer désormais d’une vision plus sereine et moins émotionnelle, d’une page «digérée» et tournée, condition indispensable à la collaboration culturelle que l’on voit se mettre en place, dans le domaine du théâtre et de la littérature en général, entre les peuples balkaniques, bulgare et turc notamment.

ANNEXE:  œuvres analysées (présentées dans l’ordre chronologique dans lequel elles ont été écrites ou publiées pour la première fois). Sont suivies d’un astérisque celles qui sont disponibles dans une traduction française.


1884-92 : Zakhari Stoyanov, Notes sur les insurrections bulgares
1888 : Ivan Vazov, «Grand-père Nestor»
1889 : Ivan Vazov, Sous le Joug *
1890 : Tsani Guintchev, Gantcho Kosserkata
1893 : Mikhalaki Gueorguiev, Récits et humoresques
1901 : Ivan Vazov, «Un combattant»
1926 : Yordan Yovkov, «Le chant des roues»
1927 : Yordan Yovkov, Légendes du Balkan* (l’édition française inclut le titre précédent)
1930-33 : Konstantin Petkanov, Moisson (trilogie)
1936 : Lioudmil Stoyanov, «Mehmet Sinap»
1952-54 : Dimitar Talev, Le Chandelier de fer, Les cloches de Prespa (deux premiers volets
 d’une tétralogie)
1964-65 : Vera Moutaftchieva, Chronique des temps troublés
1964 : Anton Dontchev, Le temps de la rupture * (paru en français sous le titre Les cent frères
de Manol)
1968 : Guentcho Stoev, Le prix de l’or
1968 : Ivaïlo Petrov, Avant ma naissance… et après *
1982-87-93 : Rodosto, Rodosto ; Quelque part dans les Balkans ; Deir ez Zor  (trilogie) *

Note sur la transcription utilisée : pour plus de commodité, j’ai eu recours à une transcription qui respecte le système phonétique français, excepté pour les références bibliographiques qui concernent un public plus spécialisé et qui sont écrites avec la translittération officielle en vigueur chez les slavistes. 


1.   Joasaf Bdinski, «Panagyrique de Philotée» ,  Stara bălgarska literatura,, t.2, Sofia, 1982, p. 197.
2.   Nikolaj Aretov, “Bălgarija kato neštastna familija”, Ezik i literatura, 1, 1999, p. 141.
3.   Rosica Gradeva, «Turcite v bălgarskata knižnina, XV-XVIII vek», Bălgarski identičnosti, Sofia, 2001, pp. 112-134.
4.   Sur le topos de la foi violée dans la littérature bulgare, je renvoie à l’étude de Nikolaj Aretov : «Poxitenata vjara v bălgarskata nacionalna mitologija», Literaturna misăl, 1-2, 2001, pp. 55-86.
5.   Rosica Gradeva, op. cit. p. 134.
6.   Valeri Stoyanov, Turskoto naselenie meždu poliusite na etničeskata politika, Sofia, Lik, 1998 ; Aspekti na etnokulturnata situacija v Bălgarija, Sofia, AKSES, 1994 ; Antonina Željazkova, “Turci”, Obštnosti i identičnosti v Bălgarija, Sofia, 1998, etc.
7.   Nikolaj Aretov, “Bălgarija kato neštastna familija”, Op. cit, 1, 1999, pp. 135-145.
8.   Cf. la décision du Bureau Politique du Comité Central du parti Communiste bulgare, procès-verbal du 12/05/1964, citée par Antonina Željazkova, op.cit., p. 397.
9.   Je m’appuie ici sur les article d’Antonina Željazkova, “Turci”, op. cit., pp. 371-397 et de Krasimir Kănev, «Zakonodatelstvo i politika kăm etničeskite i religioznite malcinstva v Bălgarija», Obštnosti…, op. cit. pp. 67-117, et le livre de Valeri Stoyanov, Turskoto naselenie meždu poliusite na etničeskata politika, op. cit.
10.   Paru en français aux éditions Actes Sud dans une traduction de Ivan Obbov sous le titre Les cent frères de Manol (1980).
11.   Cf. Tončo Žečev, Bălgarskikat roman sled Deveti septemvri, éd. Nauka i izkustvo, Sofia, 1980
12.   Cf. récemment  Yordan Eftimov qui parle de “kitsch historico-folklorique” dans son article  «Istoričeskijat romans s vlastta  (Romance historique avec le pouvoir», Istorija, istorii, narativi, bălgarskata istoričeska proza ot vtorata polovina na XX vek, Veliko-Tărnovo, 2002, pp. 54-57 ; Marie Vrinat-Nikolov, «Crises historiques et mythes identitaires : quelques illustrations dans la littérature bulgare du XXe siècle», La France, l’Europe et les Balkans, Artois Presses université et Editions de l’Institut d’Etudes balkaniques de Sofia, , 2002 ; traduit en bulgare par Roumiana Stantcheva, in Балкански идентичности, Sofia, 2002.
13.   Ivan Stankov, “Baladata na razdelnoto Vreme”, Sledite na sveštenata kniga v bălgarskata literatura, Veliko-Tărnovo, 2001, p. 263.
14.   In Istorija, istorii, narativi… op. cit. pp. 138-140.
15.   L’article suivant de Tsvetana Gueorguieva fait le point sur cet aspect de la genèse du roman de Dontchev : «Istoriografski mitove i literatura (mythes historiques et littérature) : romanăt na Anton Dončev Vreme razdelno», Istorija,…, op. cit., pp. 128-135. Cela n’empêche pas que ces faux soient toujours inclus dans différentes anthologies littéraires ou historiques.
16.   Michel Balivet, «Aux origines de l’islamisation des Balkans ottomans», Les Balkans à l’époque ottomane, RMMM n°66, 1992/4, pp. 11-20 ; Machiel Kiel, «La diffusion de l’Islam dans les campagnes bulgares à l’époque ottomane (XVe-XIXe s.) : colonisation et conversion», ibid. Pp. 39-54 ; Machiel Kiel, Izkustvo i obštestvo v Bălgarija prez turskija period, Sofia, 2002 ; Machiel Kiel, «Izladi/Zlatista. Population changes, colonization ans islamization in a Bulgarian Moutain Canton, 15th/19th centuries», Proučvanija v čest na prof. Vera Mutafčieva, Sofia, Amicitia, 2001, pp. 175è188 ; Rumen Kovačev, «Novi svedenija za Ruse i selišta v Rusensko ot Isrtanbulskija osmanski arxiv (16 I 17 v.), ibid. pp. 225-240 ; Evgenij Radušev, «Njakoi ččot strukturata na osmanskoto obštestvo prez XVIIIv.», ibid., pp. 301-314, etc.
17.   Voir les travaux réalisés dans le cadre du projet Balkanski identičnosti (Identités balkaniques) commencé au sein de l’Institut d’études littéraires de l’Académie des Sciences de Bulgarie et animé par le critique Nikolaj Aretov ; voir aussi Rumen Daskalov, Meždu iztoka i zapada, bălgarski kulturni dilemi, Sofia, 1998 ; Ivan Elenkov i Rumen Daskalov, Zašto sme takiva ? V tărsene na bălgarskata kulturna indentičnost, Sofia, Prosveta, 1994 ; Istorija i mitove, ouvrage collectif, Sofia, Lik, 1999, etc.
18.   Tsvetana Gueorguieva, op. cit., p. 134.
19.   Rumen Daskalov, op. cit., p. 67
20.   Tiré d’un vers écrit par le poète Penčo Slavejkov dans «Kărvava pesen».

 

 

 
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